Brainstorming: quand la tempête de cerveau tourne petite bourrasque
Et si réunir des gens autour d’une table pour « réinventer le monde de demain » était une douce illusion ? Brainstorming: nous l’imaginons comme un orage d’éclairs créatifs, une déferlante d’idées brillantes, un chaos fécond où chaque cerveau lâche ses fulgurances. Mais à la météo créative, la tempête (de cerveaux) annoncée s’est transformée en une légère bruine tiède. Une averse d’idées molles, non innovantes, voire recyclées. Pourquoi ça ne prend pas ? Et surtout : comment éviter que le brainstorming tourne à la réunion qui fait plouf ?
Génie à plusieurs ou confusion à plusieurs ?
On aligne les chaises en cercle, on distribue les post-its avec des crayons de couleur et on se donne pour mission de réinventer l’avenir à coups de brainstormings enthousiastes. L’image, romantique, a de quoi séduire : elle évoque l’intelligence partagée et la magie du collectif en action.
Le cadre semble maîtrisé, mais en coulisses, c’est une autre histoire. Une dynamique plus complexe se joue : regards croisés, jugements silencieux, comparaisons tacites et parfois, un repli sur soi – se taire ou s’auto-censurer plutôt que de se risquer.
Aussi séduisante soit-elle, l’intelligence collective ne tient pas toujours ses promesses. En particulier, le brainstorming – cette pratique qui consiste à faire émerger des idées en groupe dans une dynamique supposée créative – est largement surestimé.
Olivier Sibony, spécialiste de la prise de décision et des biais cognitifs, remet en cause l’efficacité de ces séances collectives. Selon lui, les participants produisent en réalité plus d’idées, et surtout de meilleures idées, lorsqu’ils travaillent seuls. Plusieurs études le confirment : la dynamique de groupe tend à freiner la créativité au lieu de la libérer. Non pas parce que les personnes sont incompétentes, mais parce que la dynamique de groupe, elle, est profondément imparfaite.
Si des études le confirment, alors pourquoi rien ne change vraiment ? Pourquoi certaines théories et pratiques résistent aux faits et aux expériences ? Une réponse est : nous souffrons d’une addiction aux certitudes, pour reprendre le titre d’un livre du professeur Daniel Favre. Derrière cette addiction se dissimule une croyance persistante : l’illusion d’être libres, alors que nous sommes en réalité prisonniers / esclaves de nos propres pensées: « La pensée se bloque et bloque l’émergence de nouvelles idées, » (Daniel Favre).
Plus concrètement, pourquoi la tempête de cerveau, le brainstorming, ne fonctionne pas ? Parce qu’en groupe :
- La pensée de groupe prend souvent le dessus, limitant la diversité des idées. Elle écrase la différence, étouffe la voix dissonante
- La pression sociale inhibe les divergences ou les propositions audacieuses. Elle rend frileux, inhibe les élans audacieux, avec cette peur du jugement.
- Les échanges s’étirent, deviennent flous, ou tournent en rond, freinés par les difficultés propres au travail collectif.
- La compétition implicite entre participants où l’on cherche plus à briller qu’à bâtir, détourne l’attention de l’objectif : générer des idées utiles.
Ainsi, les belles tables rondes censées accoucher de visions nouvelles produisent souvent du consensus mou, de la prudence et peu d’innovation. Faut-il pour autant renoncer au collectif ? Certainement pas. Mais il s’agit de repenser la manière dont on le mobilise.
Plutôt que de miser sur le collectif immédiat, il serait sans doute plus pertinent de laisser chacun penser d’abord de son côté, avant de mettre les idées en commun de manière structurée. Il ne s’agit donc pas de réunir des cerveaux en espérant qu’un miracle surgisse, mais de permettre à chacun d’accéder à sa propre richesse intérieure, avant de la mettre en dialogue. Ce n’est qu’à cette condition que le collectif peut devenir créatif – non par accumulation, mais par résonance. L’intelligence collective n’est pas dans la réunion en elle-même, mais dans l’agrégation réfléchie d’intelligences individuelles.
Et au final, comment prendre les “bonnes” décisions ?
De cette agrégation réfléchie d’intelligences individuelles naissent plus aisément des idées vivantes, inspirées, souvent porteuses de sens. Vient ensuite le temps du choix, celui où l’intuition doit rencontrer la rigueur, où il ne suffit plus d’imaginer, mais de décider. Et c’est là que le terrain se fait glissant : comment éviter les décisions bancales, précipitées ou influencées à notre insu ?
Ici, il est essentiel de se protéger des deux grands ennemis du discernement : les biais cognitifs, ces distorsions invisibles qui influencent notre jugement, et le bruit, cette variabilité aléatoire qui fait que deux décisions similaires peuvent aboutir à des conclusions radicalement différentes.
C’est pourquoi, nous le croyons fermement, qu’il est crucial d’adopter une véritable hygiène de la décision : des processus structurés, des cadres clairs, des méthodes qui disciplinent le jugement sans l’enfermer, et qui permettent de s’affranchir, autant que possible, des interférences mentales qui brouillent la lucidité.
Une idée lumineuse peut vite être étouffée par une décision mal orientée. Cultiver une intelligence générative et prendre en individuelle les pensées et les agencer, et les confronter, c’est aussi apprendre à choisir avec discernement.
Comme le juriste Cass R. Sunstein, co-auteur du livre “Noise l’explique”: « Le bruit peut être défini comme une variable indésirable dans les décisions. C’est le facteur de hasard qui affecte les processus de jugement. À cause du bruit, des jugements sur les mêmes faits en viennent à différer – alors que nous souhaiterions qu’ils coïncident. Le bruit se distingue ainsi du biais cognitif (ou de la distorsion cognitive). Là où les distorsions cognitives marquent un écart systématique par rapport à la moyenne, le bruit désigne une fluctuation aléatoire indésirable autour de cette moyenne. Prenons un exemple. Imaginons une balance qui surestime, tout au long de la semaine, votre poids : cette balance est biaisée. Les résultats qu’elle donne sont systématiquement incorrects, mais incorrects de manière constante. Imaginons maintenant une autre balance qui donne un poids tantôt surestimé, tantôt sous-estimé. Nous avons ici affaire à une balance « bruyante » : une balance qui produit des résultats aléatoires, qui produit du « bruit ». »
Comment rendre au brainstorming son humeur d’orage fertile, et non de vent mou ?
Sans méthode, la tempête de cerveaux fait surtout du vent. Pour faire pleuvoir les bonnes idées, mieux vaut semer individuellement avant de récolter ensemble. L’intelligence collective ne se construit non pas en agitant des cerveaux ensemble, mais en les écoutant séparément, puis en les accordant finement.
Sources:
Olivier Sibony: « Vous allez redécouvrir le management, 40 clés scientifiques pour prendre de meilleures décisions« , Flammarion, mars 2020, 300 pages
Noise: Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, Odile Jacob, 29 septembre 2021, 452 pages